Henri-Georges Clouzot, réalisateur entre autres du Corbeau ou des diaboliques, a eu l'idée d'un film traitant de la jalousie. Ce film devait s'intituler
L'enfer et réunissait Romy Schneider et Serge Reggiani. L'histoire (reprise depuis par Chabrol dans un bon film du même nom, avec Emmanuel Béart, François Cluzet et Marc Lavoine) est celle d'un
jeune couple d'hôtelier, installé au pied du viaduc de Garabit. Le mari est jaloux, et sa jalousie prend des proportions de plus en plus inquiétantes : il fanstasme les relations que sa femme
aurait avec le garagiste ou avec son amie coiffeuse.
Le projet était ambitieux et alléchant. Malheureusement, Clouzot n'arrivera pas au terme de son travail, et les rushs ne seront jamais montés. C'est l'histoire de ce film jamais achevé que décident de raconter Serge Bromberg et Ruxandra Medrea dans ce documentaire, un peu à la manière de Lost in la Mancha qui traitait de l'échec de Terry Gilliam à réaliser sa version de Don Quichotte.
L'enfer, c'est pour Clouzot l'occasion de mettre en oeuvre les dernières innovations techniques. A travers les fantasmes du mari, il souhaite que tous les sens du personnage et ceux du spectateur soient déroutés. C'est donc un travail sur le son et sur l'image qui occupent d'abord l'équipe de tournage, en studio. Clouzot s'inspire de l'art cinétique, fait preuve d'une inventivité folle, mais c'est paradoxalement cette inventivité qui va l'empêcher de mener son film à son terme. Car les essais en studio durent beaucoup plus longtemps que prévu. Et lorsque le studio américain lui indique qu'il a une enveloppe financière illimitée, c'est carrément la folie des grandeurs qui touche Clouzot.
Etant sans contrainte (pas de producteur, pas d'enveloppe à respecter), il fait des essais à n'en plus finir et tourne et retourne des scènes à Garabit jusqu'à plus soif. Par un perfectionnisme outrancier, il met en difficulté ses équipes, ses acteurs, dont Serge Reggiani avec lequel il a un différend sérieux et qui quittera le plateau au cours du tournage. Presque tyrannique, il épuise tous ses collaborateurs, et s'enfonce peu à peu dans un abîme dont il ne sortira pas.
Pourtant, les images tournées sont alléchantes. Les scènes avec Romy Schneider et son amant, ou celle de la folie de Reggiani, donnent envie de voir l'ensemble. L'idée que ce sont les bruits du train qui sont le signal des crises de jalousie est également une idée très intéressante. Mais surtout, ce sont les images des fantasmes qui intriguent : les essais de maquillages, de changements de couleur ou les effets de lumière et de caméras qui donnent aux acteurs des traits inquiétants annoncent un résultat hors du commun. Mais tout cela restera à l'état d'ébauche, car personne n'a pu arrêter le metteur en scène à temps.
Outre les images du film en préparation, Serge Bromberg donne la parole aux assistants de Clouzot, qui décrivent leur travail et la sensation de perdre pied qu'ils ont ressenti sur le tournage. Jacques Gamblin et Bérénice Béjo jouent quelques scènes, mais j'avoue que l'intérêt de cet ajout n'est pas flagrant, car très loin de ce que voulait faire Clouzot. Ce documentaire remet en valeur un réalisateur et un film qui devait être son chef d'œuvre, et qui ne fut malheureusement qu'un fantasme de cinéma, que quelques morceaux de pellicule ont pu conserver. Une belle occasion pour découvrir les affres de la construction d'un film.
Une fois n'est pas coutume, je tiens à remercier le cinéma L'Alcazar, à Asnières-sur-Seine, pour sa programmation très souvent judicieuse, et pour la chance qu'ils donnent à des films un peu différents. C'est notamment le cas pour les documentaires, puisqu'après Luc Moullet et Nicolas Phillibert, c'est maintenant celui de Serge Bromberg qui a été proposé. Certes, avec six mois de retard, mais ce fut pour moi l'occasion de le découvrir. Merci donc à vous pour votre travail !