Le
défi de l’été, sur les blogs dits littéraires, consistait à lire un ouvrage type Harlequin, et à en
extraire, non la substantifique moelle, mais le substrat culturel, idéologique et philosophique qui sous-tend ces romans. Le manoir des tentations, de Mary Nichols, a donc servi
d’ouvrage de référence pour analyser ce qui constitue l’attrait premier de ce type de romans, c'est-à-dire son apport à l’analyse sociologique d’une époque. Par un immense bonheur, cet ouvrage
fait partie de la collection Les Historiques, ce qui donne l’occasion de mieux saisir l’essence de l’œuvre harlequinesque, puisqu’il permet de plonger dans l’Angleterre du début du XIXeme
Siècle.
Comme toute bonne synthèse, celle qui suit s’articule en trois points, où nous verrons l’aspect novateur de ce roman,
précurseur de l’altermondialisme et chantre de la justice sociale, avant de se plonger dans ce paradoxe apparent qui constitue le mariage de ces deux aspects avec celui de la morale
judéo-chrétienne et du puritanisme, l’un des pans les plus importants de Le manoir des tentations.
I.
Harlequin, ou l’invention de l’altermondialisme.
Le manoir des tentations, par le biais de l’histoire d’amour de Lady Charlotte et de Stacey Darton, contrariée
par l’arrivée du beau-frère de Charlotte, Cecil, permet à l’auteur de rendre à l’Angleterre la paternité des premières thèses altermondialistes. Simples ébauches, mais qui donneront le sens de
toutes les actions menées actuellement par les défenseurs des AMAP (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne).
Deux éléments permettent, subrepticement mais de manière explicite, de montrer en quoi Lady Charlotte, veuve éplorée, qui
perd la protection de son beau-père et voit revenir le beau-frère honni, buveur et joueur, est une initiatrice de ce mouvement. Alors que Stacey, qui lui fait une cour que Charlotte prend pour de
l’hostilité, lui propose de faire ses achats à Ipswich, la grande ville d’à côté, Charlotte lui indique qu’elle préfère acheter aux habitants de Pearson’s End, ce village côtier retiré près des
falaises anglaises. Par ce choix, elle montre à Stacey que l’achat de produits locaux prime le luxe des biens fabriqués en ville. En plus d’apporter aux pauvres villageois un revenu qui leur est
bien utile, elle évite à cette occasion des dépenses superfétatoires. Ainsi, s’il n’est pas encore question d’économies d’essence, cet achat local permet de limiter la consommation d’avoine par
les chevaux, et favorise l’existence d’une culture vivrière.
L’autre point important du roman montrant cet attachement à la production locale est la lutte contre la contrebande menée
par Stacey. En effet, Cecil, acculé par les dettes contractées en jouant, s’associe à deux gredins contrebandiers. L’intervention de Stacey permet de mettre fin à ce trafic, et d’apporter
définitivement la sérénité à Charlotte. En luttant contre cette activité prohibée et initiatrice de nombreuses dépenses d’énergie dues aux déplacements (bois pour construire les bateaux, tissus
pour les voiles), Mary Nichols insiste sur le primat donné à une consommation locale, condamnant l’entrée sur le territoire britannique de denrées étrangères.
II.
De la justice sociale dans l’Angleterre pré-victorienne.
Lady Charlotte, en plus d’être une femme ayant déjà en tête le réchauffement climatique, est une défenseuse acharnée de la
justice sociale. Une nouvelle fois, elle est précurseur dans ce domaine.
Son grand œuvre consiste en effet dans une école qu’elle tient au village. Au début, avec le soutien du curé, elle apprend
aux enfants pauvres du village à lire, aidée par ses deux filles. Vu comme une madone dans le village, son activité parait saugrenue par les personnes extérieures, comme Cecil, mais aussi pour
Stacey. Leur première rencontre aura d’ailleurs lieu sur la plage, alors que Charlotte a emmené les enfants en sortie. Stacey gardera un souvenir étrange de ce moment important dans sa
vie.
Puis, les projets de Charlotte changent. N’ayant plus de revenus suite à la mort de son beau-père ni de toit à l’arrivée de
Cecil, elle décide de monter une école payante. Mais, pour ne pas cesser son activité avec les villageois, elle décide de monter une école qui mêlera enfants aristocrates, dont la scolarité sera
payante, et enfants du village, accueillis gracieusement. Ce mélange des genres, précurseur et digne des opérations de busing, est tout à fait caractéristique du personnage de Charlotte. Un
dernier signe de cette volonté de justice sociale est la volonté de Charlotte de cacher ses origines aristocratiques, ce qui n’est pas sans poser de difficulté au cours de l’intrigue comme il
sera montré ultérieurement.
Un dernier point, plus formel, permet d’étayer cette thèse de la justice sociale. En effet, afin de ne pas trop effrayer le
lecteur, voire de lui donner l’impression d’être intelligent, l’éditeur, avec l’aide du traducteur, introduit des jeux qui s’adressent à tous les niveaux de lecture, permettant une mixité accrue
de son lectorat. Ainsi, le premier de ses jeux consiste à trouver les différentes et nombreuses coquilles qui émaillent le texte : erreurs grossières (« par ce que »), barbarismes
(oubli de négation, qui reste une faute bien que notre Président se le permette), un mot pour un autre. Un second jeu, tout aussi intéressant, permet au lecteur de travailler sur les
homonymes : ainsi, la traductrice emploie à de nombreuses reprises (voire exclusivement) le verbe répartir dans les dialogues. Le lecteur peut ainsi imaginer quel autre verbe il aurait pu
insérer. Ce jeu fonctionne également avec l’expression « in petto », jamais autant utilisée que dans Le manoir des tentations.
Malgré ces importantes avancées progressistes, Le manoir des tentations reste imprégné d’un fond de morale judéo-chrétienne,
voire puritaine. Mais cela n’est finalement pas incompatible avec les points évoqués ci-dessus.
III.
De l’alliance du puritanisme et du progressisme.
Le manoir des tentations est marqué par un puritanisme exacerbé. Ainsi, à aucun moment Stacey et Charlotte n’auront
de relations sexuelles. Un simple frôlement du bras dans une cave sombre suffit à Charlotte pour tomber en pamoison. Alors, lorsque Stacey joue la comédie devant Cecil en l’embrassant, le lecteur
sent qu’il atteint le summum de l’étreinte physique dans ce roman. Car même la scène de bal à Ipswich ne permet pas aux deux veufs (car Stacey est veuf lui aussi) une proximité plus importante.
La relation est d’ailleurs surveillée par les enfants des deux tourtereaux, qui ne sont donc pas totalement libres de leurs mouvements. Ils occupent la place du prêtre, qui est presque le
personnage le plus ouvert du roman (hormis Cecil et ses compagnons de beuverie, qui n’hésitent pas à faire venir des péripatéticiennes lors de leurs
soirées), puisqu’il incite Charlotte à assister au bal avec Stacey.
Cette morale est très présente aussi par le biais de la culpabilité qui étreint les deux héros. Ils sont toujours à se
demander non s’ils ont fait le bon choix, mais si leurs gestes ne sont pas condamnables. Ils tergiversent, n’osant se déclarer leur flamme, et utilisant le moindre prétexte pour s’éloigner de
l’autre, éloignement plus tard lourdement regretté.
Enfin, les convenances sont respectées, avec une société patriarcale et de classe, où les domestiques n’ont pas la parole.
Le fait que Charlotte cache ses origines nobles empêche d’ailleurs pendant longtemps Stacey de prendre une initiative, car l’ombre de la disgrâce de ses parents plane sur lui.
Mais tous les éléments qui accréditent l’idée d’un puritanisme influent ne sont qu’un leurre servant à l’intrigue du
roman : ils ne sont en fait présent que pour montrer de manière encore plus flagrante le progressisme de cet ouvrage, avec Charlotte, cette femme forte, et Stacey, cet homme originellement
pris pour un voyou et qui se révèle au final un cœur noble, compréhensif des objectifs scolaires et sociaux de celle qu’il convoite. Le Manoir des tentations permet donc de marier la
chèvre et le chou, le puritanisme et le progressisme. Et c’est bien cela qui fait la force de la collection Harlequin, l’association inattendue de thèses a priori antinomiques, association rendue
plus explicite encore par le contraste avec les héros, dont on sent au premier abord les liens qui les unissent, et qui vont faire qu’ils vont se retrouver, malgré les nombreuses épreuves,
comme les contrebandiers ou la maladie de la fille de Stacey, attrapée après s'être baignée nue avec un garçon
dans un lac.
Le manoir des tentations, de Mary Nichols
Traduit de l'anglais par François Delpeuch
Ed. Harlequins - Les Historiques