Günter Wallraff est un spécialiste du journalisme d'immersion. Au milieu des années 80, il s'est fait connaître en Allemagne en enquêtant sur les discriminations envers les
Turcs. Grimé en membre de la communauté turque, il a éprouvé toutes les vexations vécues quotidiennement par les turcs d'Allemagne (et ils sont nombreux, comme en témoigne la présence de
plusieurs d'entre eux dans l'équipe nationale allemande de football).
Le journaliste a poursuivi son travail, en se glissant successivement dans la peau d'un noir, d'un SDF, d'un employé d'une boulangerie industrielle sous-traitante pour Lidl ou d'un centre d'appels. Dans tous ces passages, Wallraff narre avec précision les conditions de travail, le regard des autres sur le personnage qu'il incarne.
Les deux premiers chapitres, celui où il joue un noir puis un SDF, sont les plus proches de ce qu'il a déjà fait avec la communauté turque. Lorsqu'il se grime en noir, il découvre le racisme ordinaire, quotidien, qui peut amuser dans les fictions car on l'imagine disparu, mais qui persiste. Certains le prennent pour un groom, d'autres refusent de s'asseoir à ses côtés. Le choc le plus important subi par Wallraff est lorsqu'il se rend dans un café de Cologne, dans son quartier. Il réalise que dans tous les milieux, la défiance par rapport aux noirs est très souvent prégnante.
En tant que SDF, il subit à la fois le froid des nuits passées dehors, mais aussi l'angoisse dans les foyers sales, non sécurisés qu'il fréquente. Il n'hésite d'ailleurs pas à pointer du doigt les services municipaux qui gèrent par dessus la jambe les problèmes d'accueil des SDF.
Ensuite, on retrouve Wallraff dans des milieux de travail. Que ce soit dans un call-center ou dans la boulangerie industrielle, il est confronté aux pressions des dirigeants, aux mensonges à la dissimulation et, plus inquiétant, à la résignation de tous ceux qui y travaillent, contraints de se taire pour gagner le salaire du mois. Dans le centre d'appel, il découvre que les méthodes utilisées sont toutes hors des clous de la légalité. L'abus de confiance auprès des personnes âgées est érigé en mode de fonctionnement, et promu par la direction. Dans la boulangerie, c'est l'imposition des rythmes infernaux qui est la plus difficile à vivre. Lidl impose des règles intenables, et ce sont les ouvriers qui en paient les conséquences. Wallraff en profite pour questionner les magasins à bas coûts, qui pour proposer des prix bas font travailler dans des conditions invivables les ouvriers, et ce pour un résultat peu appétissant (les ouvriers refusent les pains qui leur sont offerts par l'usine, car ils voient dans quelle condition ils sont fabriqués).
La suite de la démonstration est moins pertinente. Wallraff n'est plus en immersion, mais utilise des témoignages qu'il rassemble. Il s'attaque aux conditions de travail et d'embauche de jeunes stagiaires dans un restaurant réputé, qui ignore superbement toutes les conventions de stage. Il interroge également les conditions de travail chez Starbucks, le géant du café où tout est formaté, calculé, mesuré, pour fournir partout le même service, mais une nouvelle fois en faisant travailler les employés dans des conditions démentielles. Il se confronte aussi au service public, enfin, anciennement public, avec une plongée dans les méandres de la Deutsche Bahn, l'équivalent de la SNCF, dont la privatisation a, outre des conditions de transport pas forcément meilleures, très largement dégradé les conditions de travail dans l'entreprise, avec mises au placard à répétition pour casser psychologiquement les réfractaires au changement de statut.
Mais c'est le dernier chapitre qui est le plus édifiant. Wallraff raconte comment des consultants se sont spécialisés dans des formations visant à permettre le licenciement de personnes « protégées », comme les membres d'un CE, des représentants syndicaux, des femmes enceintes,... En utilisant quelques failles, en usant d'un harcèlement psychologique incroyable, en prenant même le risque d'être condamné pénalement, il présente, lors de séminaires grassement rémunérés, toutes ses ficelles. C'est consternant, incroyable, mais je ne peux pas croire que Wallraff l'ait inventé. Le seul objectif de ce consultant, et des entreprises qui l'embauchent, est de permettre de dégager un maximum de profit en mettant à bas toutes les protections des salariés. Il était question, il y a peu, de moraliser la capitalisme. Le livre de Günter Wallraff montre qu'on en est encore loin.
Ce qui est terrible, c'est que ce qui est décrit par Wallraff en Allemagne est très sûrement valable pour la France. D'ailleurs, Florence Aubenas, qui a pour modèle Wallraff, en a fait la preuve avec le quai de Ouistreham, où elle reprend cette méthode d'immersion. Bref, l'ensemble est accablant, et peu réjouissant quant aux perspectives d'avenir de ce modèle économique qui, quoi qu'ont pu en dire les politiques, est encore très présent.
Parmi les perdants du meilleur des monde, de Günter Wallraff
Traduit de l'allemand par Olivier Cyran, Marianne Dautray, Monique Rival
Ed. La Découverte