En cette
année du cinquantenaire de la mort d'Albert Camus, son travail de romancier et de philosophe a été beaucoup évoqué. Son oeuvre dramatique a été moins commentée. L'occasion a été donnée de s'y
attarder grâce à Stanislas Nordey, qui a monté une nouvelle version des Justes.
Moscou, début du XXeme Siècle. Dans un appartement, quatre hommes et une femme discutent de l'attentat qu'ils vont commettre contre le grand-duc Serge. Leur première tentative échoue, et révèle toutes les différences d'appréciation qu'ils ont de leur rôle. Stepan, qui sort de prison, est prêt à tout faire pour mener à bien la lutte, alors que ceux qui l'entourent ne peuvent s'empêcher de s'interroger sur le bien-fondé de leur action.
L'élément primordial de la pièce est le magnifique texte de Camus, que je ne connaissais pas. Au travers des cinq personnages principaux, il parvient à confronter toutes les attitudes qui peuvent exister dans un groupe qui est passé à la lutte terroriste. La question de la légitimité et de la justice de l'action taraude Boria, Yanek et Dora. Ce dilemme est encore accru lorsque Yanek renonce une première fois, car dans le carrosse du grand-duc se trouvaient des enfants, qui ne méritent pas, selon lui, de mourir au cours de cet attentat. Opinion que ne partage pas du tout Stepan. La pièce permet également de remettre à jour la réflexion sur la distinction entre crime commun et crime politique, qui a ici pour objectif de renverser un régime honni pour servir la cause du peuple. Peuple qu'on ne voit pas ou peu, et qui par la voix de Foka, prisonnier de droit commun et bourreau, est loin de soutenir ceux qui agissent pour lui.
Les justes est une pièce dense, riche, et très cohérente dans le parcours de Camus, qui fut résistant et journaliste à Combat. A partir d'un fait réel (l'attentat contre le grand-duc Serge), il imagine les discussions dans ce groupe dont les membres ont un objectif commun, mais des manières différentes de vouloir y arriver.
La mise en scène de Stanislas Nordey peut paraître déroutante, mais elle m'a assez convaincu. Alors qu'on imagine une effervescence certaine dans ce groupe sur le point de passer à l'acte, les personnages adoptent des attitudes très éloignées du réalisme, et tout en retenue. Les acteurs ne se regardent ni ne se touchent, et parlent le plus souvent face au public. De prime abord déconcertant, ce parti-pris est conjugué à un jeu de déplacement qui rend cela plus vivant qu'on peut le penser. Mais, visiblement, certains s'ennuient, puisque des sièges se vident au cours de la pièce.
J'ai également trouvé la distribution très bonne, avec un vrai enthousiasme pour la rapide apparition de Raoul Fernandez en Foka, prisonnier et bourreau qui a accepté cette charge pour réduire sa peine. Parmi les cinq personnages principaux, il est difficile d'en sortir un du lot, car Frédéric Leydgens, Vincent Dissez ou Wadji Mouawad (acteur ici, après avoir fait jouer dans Ciels Nordey, le metteur en scène de ce spectacle) tirent leur épingle du jeu que leur a demandé le metteur en scène. La bonne surprise du spectacle, c'est Emmanuel Béart, qui incarne Dora. Loin de tout dispositif huppertien concentrant l'attention sur sa personne (Mon Dieu, cette phrase me fait mal, tellement j'apprécie Huppert), elle s'inscrit avec beaucoup de naturel et de facilité dans la troupe. Et son apparition dans une pièce qui questionne l'engagement et la prise de position est tout à fait cohérente avec son parcours (Souvenez-vous de son soutien aux sans-papiers de l'église Saint-Bernard, qui ne date pas d'hier !).
Les réactions par rapport à ce spectacle sont mitigées, mais j'ai été assez séduit par le dispositif mis en place. Seul le passage avec l'intervention de la grande-duchesse (Véronique Nordey, avec un micro !!!) m'a quelque peu sorti de la pièce, mais dans l'ensemble, j'ai passé une bonne soirée et surtout découvert un magnifique texte.
Les avis des trois coups, le bon et le moins bon.