Dans le genre « grand classique du théâtre français », voilà certainement une des pièces qui rentre le mieux dans cette catégorie. Tout le monde connaît Harpagon, et chacun a une idée bien précise de son caractère : est-il fou ? Méchant ? Inconscient du mal qu'il fait ? En tout cas, la troupe de la Comédie-Française a décidé de monter cette année une nouvelle version de l'Avare, dans une mise en scène de Catherine Hiegel, en donnant une dimension assez originale du personnage.
Pour les quelques lecteurs qui ont du mal à retenir l'intrigue de cette pièce (c'est mon cas, donc je comprends votre désarroi), voici un rapide résumé. Harpagon, vieil avare, a deux enfants : Élise et Cléante. Élise souhaite épouser un jeune homme qui l'a sauvé de la noyade et est employé dans la maison de son père. Cléante, quant à lui, souhaite épouser Marianne qu'il vient de rencontrer. Mais Harpagon ne l'entend pas de cette oreille : il destine Élise au riche Anselme, qui accepte de la prendre sans dot, et il envisage d'épouser lui-même Marianne. Mais les contrariétés des jeunes amants seront levées, notamment par l'intervention des serviteurs d'Harpagon...
Dans cette mise en scène, la première chose qui marque, c'est le décor. Une grande entrée, avec un escalier monumental qui monte vers la droite, et les fenêtres sur la gauche donnant sur le jardin. Cette entrée de la demeure d'Harpagon sera le lieu où vont se nouer toutes les intrigues, où les personnages, nobles comme valets, vont se croiser, s'épier, s'espionner et manigancer.
Dans un style classique (costumes d'époque, notamment) mais non pas sans inventivité (notamment le final de la pièce, surprise agréable), Catherine Hiegel dépeint un Harpagon volontairement méchant, sans compassion aucune pour ses enfants ou ceux à qui il fait du mal. Pas une méchanceté cynique, mais bien une méchanceté involontaire, qui n'est dû qu'à une chose : la seule chose qui intéresse Harpagon, c'est de favoriser ses intérêts, sans chercher à forcément nuire à ses proches. De ce fait, Harpagon incarné par Denis Podalydès, est quelqu'un d'assez joyeux, sans aucun scrupule face au désarroi de ses enfants.
L'un des moments les plus attendus de la pièce, le monologue d'Harpagon se plaignant de s'être fait dérobé sa cassette, est également l'un des moments les plus réussis. Harpagon, meurtri, s'adresse dans le texte au public, croyant voir parmi les spectateurs le voleur de son bien. Ici, Denis Podalydès s'adresse littéralement au public, et en fait même partie, puisque le comédien quitte la scène pour escalader les fauteuils du parterre. Cette incursion hors-scène donne à ce monologue une force supplémentaire, rendue très justement par l'acteur.
Face à Harpagon, personnage central de la pièce, les autres personnages arrivent à lui donner le change. Pour l'affronter, les enfants (Benjamin Jungers et Suliane Brahim), malgré leur naïveté, convoquent tous les stratagèmes possibles pour arriver à leur fin. Ainsi, ils n'hésitent pas à faire appel à Frosine (Dominique Constanza, très bien), vieille intrigante au bandeau, qui se prend d'amitié pour les amours de jeunes gens. Le seigneur Anselme (Serge Bagdassarian) a ici une dimension assez inattendue : arrivant comme le Roi Soleil, il est la risée de Marianne, la destinée d'Harpagon dont il apprend qu'il est proche. Surtout, ce sont les valets qui donne une dimension tout à fait intéressante à la pièce. La Flèche (Pierre Louis-Calixte), Valère (Stéphane Varupenne) et Maître Jacques (Jérôme Pouly) sont à la hauteur de leurs rôles, car ce sont eux qui donnent le tempo à l'intrigue. Parfois sacrifiés, ces personnages sont ici parfaitement incarnés, le plus surprenant étant la densité que prend Maître Jacques, souvent insignifiant, à qui Jérôme Pouly donne du corps et une véritable existence, en particulier dans la scène l'opposant à Valère.
Cette version de l'Avare est donc tout à fait réussie, et le spectacle fut longuement applaudi le soir où j'y ai assisté. Des passages classiques, quelques trouvailles bienvenues servent admirablement cette pièce dont le seul défaut est certainement d'être un peu longue à démarrer, puisqu'il faut attendre le troisième acte pour que l'ensemble prenne du coffre. Mais à cela, ni le metteur en scène ni les acteurs n'y peuvent grand chose !