Emmanuel Carrère est un type drôlement intéressant. Alors que pleins de choses chez lui devraient m’en éloigner (Son égocentrisme, son inclination politique à droite, son coté bourgeoisie parisienne ma-mère-est-secrétaire-perpetuelle-de-l’Académie-Française), son activité artistique me fascine. Que ce soit sa production fictionnelle, romans ou film, ou celle plus personnelle comme Un roman russe. Avec D’autres vies que la mienne, il ouvre de nouvelles portes qui ne me font qu’apprécier encore plus cet étrange auteur.
Tout commence au Sri Lanka, en décembre 2004. En vacances, alors que son couple avec Hélène est sur le point de rompre, il subit le traumatisme du tsunami qui, s’il les épargne, eux et leurs enfants, touche de plein fouet une famille française. Alors que le grand-père surveille la petite Juliette sur la plage, cette dernière est emportée, avec son amie sri lankaise. S’en suit un rapprochement avec Emmanuel et Hélène, puis une recherche à travers tout le Sri Lanka pour retrouver le corps de Juliette, transporté d’hôpital en hôpital.
Cet épisode difficile sauve le couple de Carrère. Par la suite il apprend la grave maladie de Juliette, la sœur d’Hélène, atteinte d’un cancer. Juge à Vienne, connue pour son action dans les affaires de surendettement, le sort de Juliette touche Carrère, qui décide de rencontrer ses collègues et de raconter son histoire, sans rien cacher.
Ce qui est troublant dans ce récit, qui a été relu et amendé par les protagonistes (en particulier Etienne, le collègue de Juliette au tribunal), c’est la raison de sa naissance. Tout part d’une question du grand-père de Juliette, celle du Sri Lanka, qui connaissant le travail de Carrère, lui demande s’il a l’intention d’écrire un roman de cette histoire. Carrère, d‘abord perplexe, choisit de prendre des notes au Sri Lanka, puis en France sur la vie de Juliette. Point de départ surprenant dans l’œuvre de Carrère, quand on connaît son attirance première pour ce qui le concerne.
Outre le fait que ce roman est une description réaliste et terrible des situations de surendettement qui broient des familles (exemples frappants présentés dans le roman), c’est également l’occasion pour l’auteur de faire un point sur son travail d’écrivain (où l’on retrouve donc un peu la tendance égocentrique de Carrère). Il établit notamment de nombreux rapprochements avec l’affaire Romand, qu’il décrit dans L’adversaire et qui se passe non loin de Vienne. L’écriture de ce roman, la confrontation avec la maladie de Juliette, avec Etienne, le juge boiteux qui tente de coincer les entreprises de crédit, avec Patrice, le mari de Juliette qui vante les bienfaits d’ATTAC et de la Taxe Tobin, semblent avoir produit des transformations chez Carrère, visibles dans son roman. Sa relation avec Hélène, apaisée, est également un symbole de cette évolution qu’il donne à lire.
Ce récit est vraiment un très beau livre, touchant, émouvant, poignant lors des scènes plus difficiles décrivant la lente agonie de Juliette. Sans concession, Carrère se montre changer, mais n’occulte en aucune manière les véritables héros de cette histoire : ceux dont on ne parle habituellement pas, et qui sont là mis en avant par la plume d’un écrivain reconnu : un juge boîteux, une juge atteinte d’un cancer, une victime du tsunami, et tous ceux qui les entourent. Travail de commande, qu’il a laissé reposer avant de le rendre public, qui rend un magnifique hommage aux deux Juliette évoquées dans le récit.
L’avis de Franck Bellucci, Cuné, Flora, Clochette
Autres romans d'Emmanuel Carrère : Un roman russe, La moustache
D'autres vies que la mienne, d'Emmanuel Carrère
Ed. P.O.L